Ressources numériques en sciences humaines et sociales OpenEdition Nos plateformes OpenEdition Books OpenEdition Journals Hypothèses Calenda Bibliothèques OpenEdition Freemium Suivez-nous

Les imaginaires politiques du speedrun : doit-on politiser le fait d’aller vite dans un jeu vidéo ? (Oui)

Résumé — TL;DR : Je propose une analyse (partielle) du speedrun par une approche politique afin d’en favoriser sa compréhension. Je commence par exposer le principe de propriété collective comme socle de la pratique. La connaissance est traitée comme un bien commun dont la richesse réside dans sa redistribution et non sa possession. À partir de là, je développe un propos autour du progressisme et de l’égalitarisme qui caractérisent les valeurs de la discipline. Je termine par évoquer les marathons et les discours qu’ils peuvent produire. Je conclue en expliquant que cette analyse permet de comprendre certaines dynamiques sous-jacentes qui méritent d’être préservées et valorisées dans un contexte d’une montée inquiétante de l’extrême-droite.

— Prologue —

— Introduction —

No! You’re supposed to collect all the stars! You’re ruining everything!” – Bowser, dans la vidéo Something About Super Mario 64 de TerminalMontage.

Comme l’illustre la vidéo de TerminalMontage, le speedrun favorise l’émergence de nouvelles manières de raconter l’histoire d’un jeu vidéo (Newman, 2019 : 31). Cette réécriture narrative de Super Mario 64, en imaginant que la catégorie “0 étoile” est canon, rappelle celle rédigée par James Newman pour son article Wrong Warping, Sequence Breaking, and Running through Code publié en 2019. L’auteur y présente deux versions de l’histoire de The Legend of Zelda: Ocarina of Time : la version “officielle” de Nintendo (celle qu’on pouvait trouver dans le manuel d’instructions du jeu) et la version Any% des speedrunneureuses.

Bien que ces nouvelles versions renoncent à l’architecture narrative et sont presque méconnaissables dans leurs concisions, leurs connexions et leurs contiguïtés spatio-temporelles, elles restent néanmoins des récits viscéralement ressentis. Il est important de noter que ces nouvelles constructions ne sont pas racontées par des virtuoses se contentant de montrer leurs compétences mais reposent plutôt sur l’exécution et l’exploitation de caractéristiques ludiques, de facettes et de possibilités révélées à travers les espaces représentationnels du jeu et en traversant ses structures de code et de données.” (Newman, 2019 : 31)

Quand Newman parle “des récits viscéralement ressentis”, il rappelle que même si la structure narrative originale est profondément modifiée, l’expérience du speedrun reste viscéralement immersive et émotionnellement engageante. Les speedrunneureuses créent une nouvelle expérience qui possède sa propre logique, sa propre diégèse ou encore sa propre cohérence narrative. 

Cette création de nouveaux sens est un exemple de réappropriation par les joueureuses. Le terme est très politiquement connoté. Il suppose que quelque chose a été subtilisé par une entreprise, un pouvoir politique ou une classe dominante. Cela signifie que la réappropriation passe par une nouvelle appropriation permettant de récupérer ce qui a été volé, subtilisé. Les exemples sont nombreux. On se réapproprie un corps, une culture, un territoire, un espace médiatique etc. Dans l’exemple du jeu vidéo et de la réécriture des récits, le speedrun permet de co-construire une sémantique du ludique et de la narration permettant à ces concepts de ne pas être uniquement imposés par l’industrie vidéoludique. Ce qui fait le jeu appartient aussi aux joueureuses.

Cet exemple montre que le speedrun peut être pensé selon une grille de lecture politique. J’entends qu’il soit difficile ou peu concevable d’imaginer une quelconque dimension idéologique dans le principe de terminer rapidement un jeu vidéo. Après tout, le speedrun implique une personne souvent seule, face à son écran, qui essaye en boucle d’obtenir un temps satisfaisant sur un jeu qu’iel aime bien. Pourtant, la pratique et les objets qui en découlent—les performances—supposent des échanges, des rapports sociaux entre des individus. Ce sont aussi des discours lors d’événements plus médiatiques comme les marathons. On pourrait aussi prendre comme exemple la manière dont le pouvoir est organisé au sein des communautés, comment il s’exerce et par qui. Cette liste n’est pas exhaustive mais je voulais citer quelques exemples pour montrer que ma réflexion vise à comprendre des dynamiques sous-jacentes à la pratique.

Il est évident, et on pourrait justement me le reprocher, que ma pensée est biaisée par mon propre engagement politique (nique les fachos) et ma propre appréciation de la pratique (J’ADORE LE SPEEDRUN, PURÉE). Il s’agit d’une analyse qui mêle autant mon appréciation personnelle que des sources scientifiques. Le contexte politique global m’invite à diffuser ces idées sans passer par les circuits traditionnels afin de ne pas attendre des mois ou des années avant une publication. Je fais donc le choix de traiter ce sujet sur mon carnet de recherches, sans évaluation par mes pairs. Pour rédiger ce billet, j’ai essayé de citer un maximum d’auteurices afin d’éviter les procès en partialité—bien que je l’assume. J’ai aussi fait de la récolte de données pour illustrer un propos tenus dans la dernière partie du billet. Puisqu’il n’aura échappé à personne que je suis passionné par mon sujet de recherche, cette réflexion est également l’occasion de m’entraîner à adopter un propos impartial dans le cadre de la rédaction de ma thèse.

— La connaissance comme bien commun : le concept de propriété collective appliquée au speedrun —

Un speedrun est une vaste partition musicale élaborée collégialement. Les speedrunneureuses en font un récital et iels sont départagé.e.s selon leur temps de complétion. Leur capacité à s’adapter à l’aléatoire, à gérer l’imprévu, à effectuer des techniques très précises, à prendre des risques, à gérer leurs limites physiologiques—nervosité, stress, concentration, fatigue etc.—constituent autant de facteurs déterminants dans l’atteinte d’une performance optimale. Chaque runneureuse se réfère à son propre référentiel temporel, ses propres objectifs et iels peuvent recommencer autant de fois qu’iels le souhaitent.

Dès ses origines, la recherche présente le speedrun comme une activité vidéoludique de “haute performance” (Lowood, 2006 : 34) et comme une pratique collaborative où “les produits et les processus du speedrun appartiennent à la communauté plutôt qu’à un individu en particulier” (Newman, 2008 : 130). Un speedrun est issu d’une intelligence collective. Cette dilution de la figure de l’auteur est ce qui distingue d’ailleurs les let’s play des speedruns. 

“[C]ontrairement aux let’s plays, qui mettent en scène une expérience individuelle du jeu et font la part belle à la subjectivité du joueur, les speedruns tendent plutôt vers l’uniformisation des performances : les praticiens élaborent collectivement une trajectoire idéale, puis entrent en compétition pour la réaliser le plus parfaitement possible. Les vidéos retracent donc moins des interprétations ou des choix personnels qu’une chorégraphie sur-codifiée dont le joueur n’est que le performer, l’instrument – non l’auteur.” (Barnabé, 2017 : 183)

Les speedrunneureuses apprennent les uns des autres. Cet aspect est largement documenté par Cook & Duncan (2016). L’article présente la particularité, assez rare pour être soulignée, d’une mise en situation où un des auteurs s’est prêté au jeu du speedrun. Dans son article, Cook raconte son expérience et sa transition de joueur “casual-expert” de Final Fantasy VI à speedrunneur de Final Fantasy VI :

La transition de joueur casual-expert à quelqu’un qui explore le monde du speedrun est marquée par ma compréhension évolutive du jeu. Je suis passé de la connaissance de l’existence de certains bugs dans le jeu à la compréhension de ces bugs à un niveau technique et à la capacité de les exploiter de manière avantageuse pour ma performance.” (Cook & Duncan, 2016 : 175-176)

Puis d’ajouter : 

[Les speedrunneureuses] collaborent clairement entre elleux, partagent des notes, organisent des sessions d’entraînement ouvertes où iels s’invitent à se regarder, et se donnent des conseils. Ensuite, iels essaient souvent d’expérimenter de nouvelles stratégies, de nouveaux itinéraires à travers le jeu et de nouvelles façons d’utiliser les glitches dans le jeu. Iels s’appuient sur des connaissances partagées, sur les mécaniques et les détails du jeu, ce qui leur permet de comprendre comment utiliser au mieux les différentes astuces et les différents glitches du jeu.” (Cook & Duncan, 2016 : 177)

Cette collaboration et ce partage de ressources remontent à l’apparition des premières communautés numériques de speedrun sur DOOM et Quake. En s’échangeant leurs demos—des fichiers d’inputs créés et pouvant être lus par le jeu—les performances sont devenues des objets documentaires. Les speedrunneureuses ont pu commencer à étudier, analyser, extraire de l’information des performances et la pratique s’est ainsi naturellement construite sur ce principe collaboratif. Le point culminant de cette période est certainement la sortie de Quake done Quick—un speedrun de Quake en difficulté Nightmare—en 1997 qui correspond au début du speedrun moderne : 

Nous avons tous les quatre travaillés ensemble pour trouver des idées sur les aspects stratégiques de cette run (décisions sur les itinéraires à emprunter, les objets à collecter et ceux à éviter, les idées de tricks et de raccourcis).” (Anthony Bailey, Matthias Belz, Yonatan Donner et Nolan Pflug, le quatuor derrière Quake done Quick, 1997)

La pratique s’est ensuite ouverte à un public plus large avec le streaming, les marathons, les émissions comme 88 miles à l’heure ou SpeedGame et toute la création de contenus autour de la pratique. Il est intéressant de noter que le streaming a profondément modifié la pratique. 

Le streaming a permis de partager les efforts et le processus de fabrication d’un speedrun avec un public, transformant la pratique en une aventure partagée avec les spectateurices plutôt qu’une pratique totalement isolée. Le chat qui accompagne la plupart des diffusions a permis une interaction directe entre les speedrunneureuses et les spectateurices, les questions et les commentaires venant rompre la tâche parfois fastidieuse de grind une run.” Koziel (2019 : 116)

La découverte du jeu, l’étude du jeu, la planification du speedrun et les essais pour obtenir un record personnel (PB) ou mondial (WR) sont désormais des contenus accessibles au public. La seule condition étant que les speedrunneureuses produisent des traces grâce au stream. En d’autres termes, les stratégies, les astuces, les techniques sont librement partagées et librement accessibles. Cette mise en commun des ressources intellectuelles permet à la communauté de progresser et d’améliorer les speedruns de chacun.e.

C’est le principe de la propriété collective : la connaissance appartient et bénéficie à l’ensemble de la communauté. Chaque membre de la communauté peut contribuer, speedrunneureuses ou non, et s’en servir pour améliorer ses propres temps ou augmenter ses connaissances sur le jeu—son capital vidéoludique. Les découvertes individuelles enrichissent toujours et mécaniquement le savoir collectif.

“[L]a documentation de stratégies, de routes, d’informations techniques, […] permet autant aux nouvelleaux runneureuses de se lancer dans la pratique qu’aux runneureuses expérimenté.e.s d’imaginer de nouvelles façons d’aller vite.” Schmalzer (2022 : 17)

En partageant leurs découvertes, les speedrunneureuses adoptent une approche où la valeur, la richesse ne réside pas dans la possession exclusive de la connaissance mais dans sa diffusion et son exploitation—autrement dit sa redistribution—pour le bénéfice commun.

— Une intelligence collective au service du progressisme et de l’égalitarisme —

Le concept de propriété collective permet d’établir les fondements philosophiques sur lesquels repose le speedrun. Il me semble que deux aspects se dégagent naturellement de ce principe : le progressisme et l’égalitarisme.

Un aspect du speedrun—en tant qu’objet documentaire—est son caractère éphémère. Barnabé (2016 : 452) rappelle qu’une performance “n’est qu’une étape menant au record suivant”. La recherche de progrès pour parfaire son temps de complétion est donc inhérente au speedrun. On améliore son PB ou un WR parce qu’on a progressé : une nouvelle technique, un nouveau routing, une optimisation, un entraînement qui porte ses fruits etc. À titre individuel, on peut se satisfaire d’un temps et ne plus améliorer sa performance. À titre collectif, il y aura presque toujours des personnes pour débunker les records mondiaux. C’est d’ailleurs un véritable enjeu communautaire puisque produire de nouvelles connaissances maintient l’intérêt pour le speedrun d’un jeu. Renouveler des savoirs permet de renouveler la pratique. S’il n’y a plus rien à découvrir, s’il n’y a plus de temps à battre, il n’y a plus de speedrun.

Le progrès ne s’exprime pas uniquement dans l’amélioration des runs mais aussi dans le confort technologique des praticien.ne.s. J’ai beaucoup évoqué la mise à disposition de ressources intellectuelles mais il y aussi la mise à disposition d’outils : (1) OBS, pour la capture ; (2) LiveSplit, pour chronométrer ses tentatives ; (3) BizHawk et autres émulateurs, pour avoir accès à un répertoire varié de jeux (les ROMs) ; (4) Cheat Engine et autres mods, pour créer des sauvegardes ou revenir en arrière et simplifier l’entraînement des runneureuses etc. Ces outils sont gratuits et certains—comme LiveSplit ou BizHawk—sont spécialement conçus pour le speedrun ou le tool-assisted speedrun.

Tout cela amène naturellement à l’égalitarisme. Cette doctrine s’inscrit dans la continuité naturelle du progressisme. Le progrès n’est pas là pour bénéficier à une élite mais à l’ensemble des speedrunneureuses. Cette mise à disposition des ressources, qu’elles soient technologiques ou intellectuelles, permet donc de faire vivre la pratique. Pour autant, les joueureuses ne disposent pas des mêmes dispositifs technologiques : toustes ne possèdent pas les mêmes ordinateurs ou les mêmes consoles ou les mêmes capacités financières pour acheter des jeux. En ce sens, l’exemple de Super Mario 64 est révélateur. 

Le jeu compte cinq catégories principales : 120 étoiles ; 70 étoiles ; 16 étoiles ; 1 étoile ; 0 étoile. Chaque catégorie contient trois leaderboards : une pour la Nintendo 64 ; une pour la Virtual Console (Switch, WiiU ou Wii) ; une pour les émulateurs (Project64, Rosalie, OpenEmu sont les seuls émulateurs autorisés). Tout le monde n’a pas forcément les moyens d’avoir une Nintendo 64—on connaît le marché du rétrogaming—ou n’a pas accès à la console virtuelle de Nintendo. Cet exemple montre le choix de favoriser l’accessibilité à la pratique, de permettre à quiconque de pouvoir speedrunner le jeu selon ses moyens. On peut aussi avoir des jeux où les leaderboards mélangent différentes consoles et incluent les émulateurs, cela reste des choix internes aux communautés. Les émulateurs présentent la particularité de simplifier la capture d’un jeu.

L’exemple de Super Mario 64 montre le désir de légitimer toutes formes de pratiques concernant le speedrun. Les communautés y gagneront toujours pour les raisons évoquées précédemment : plus de gens speedrunnent/jouent, plus de personnes font des découvertes, plus la pratique du speedrun se renouvelle et perdure dans le temps. Les découvertes effectuées sur une version émulée vont souvent bénéficier aux joueureuses sur les supports originaux. Je trouve l’exemple de Super Mario 64 pertinent dans le sens où le jeu a pratiquement trente ans. Dans une industrie vidéoludique incitant toujours plus à la consommation—de plus en plus de jeux sortent chaque année—le speedrun s’inscrit presque dans une logique anti-consumériste et, plus généralement, de préservation vidéoludique.

“[A]u lieu d’agir conformément à la désuétude induite par le mode de production des jeux vidéo, certains joueurs se sont saisis d’un objet afin de mettre en œuvre sa valeur d’usage quasi-indéfiniement. La pratique du speedrun est en effet potentiellement illimitée dans sa durée. Les records sont sans cesse battus, de nouvelles solutions sont trouvées, de nouveaux chemins sont élaborés et des jeux qui devraient être remisés au fond d’un placard depuis des années sont ainsi toujours pratiqués par certains joueurs.” Barbier (2016 : 279-280)

Pour en revenir aux classements, le fait d’ouvrir autant la pratique à autant de gens permet de répondre à une question simple mais dont les réponses sont politiques : à partir de quand une performance est un speedrun ? À partir de quand est on considéré comme un.e speedrunneureuse ? Qui fixe les conditions d’appartenance à une identité, un groupe, une communauté ? Nous pourrions dresser un parallèle avec les discours racistes ambiants : à partir de quand est on français ? Qui fixe les conditions d’appartenance à la “communauté nationale” ? 

Les leaderboards, et plus globalement les conditions de publication d’un speedrun, répondent clairement à ces questions : un speedrun est un speedrun ou un.e speedrunneureuse est un.e speedrunneureuse à partir du moment où lae speedrunneureuse l’a décidé. Ce principe s’exporte aussi en dehors des leaderboards car il est possible de publier une performance sans passer par speedrun[dot]com. Les praticien.ne.s—et ils sont forcément majoritaires—publient des speedruns tout en sachant pertinemment ne pas être les plus rapides. Pour rappel, les référentiels temporels varient d’un individu à l’autre et se valent de la même façon. Cet égalitarisme favorise ce sentiment d’appartenance à la communauté du speedrun parce qu’il permet à toustes de speedrunner sans condition de temps particulière. D’où l’intérêt de revenir sur la définition classique du speedrun qui ne peut plus se résumer à “terminer un jeu le plus rapidement possible” mais plutôt “terminer un jeu aussi rapidement qu’un.e joueureuse en est capable“.

Pour autant, il peut exister des situations où des décisions sont prises dans le sens de distinguer les speedrunneureuses légitimes des speedrunneureuses illégitimes. Un exemple récent serait le drama survenu dans la communauté de Resident Evil 4 (Steam Edition). Au tout début de l’année 2023, les modérateurices du jeu ont décidé d’ajouter une règle : toutes les runs faisant plus d’une heure et trente minutes (à vérifier mais il me semble que c’était cette limite) étaient automatiquement rejetées. 

Cet exemple, où une modération décide de ce qui est un bon et un mauvais temps, reste rarissime à ma connaissance. Mais je le prends pour rappeler que les gens n’ont pas les mêmes capacités physiques (dextérité, coordination etc.) ni les mêmes capacités à s’investir dans la durée et qu’il existe une grande variété de profils. Toustes ne partagent pas le même degré de passion ou les mêmes motivations mais toustes appartiennent à la même communauté. À partir du moment où on opère une distinction, qu’on valorise des profils par rapport à d’autres, on sort de ces principes de progressisme et d’égalitarisme qui favorise l’exclusion de profils et donc, in fine, le bénéfice commun. Inutile, donc, de souligner que les réactions furent massivement négatives. Moins d’une semaine après leur décision très controversée, il y a eu un rétropédalage de la part des modérateurices.

Si jamais cela vous intéresse, je vous invite à voir cette vidéo (en anglais seulement) sur la controverse autour de la modération de Resident Evil 4 (Steam Edition) :

Le fait d’autoriser des runs qui durent plusieurs heures pour des jeux dont les records sont en minutes revient à légitimer la pratique de l’ensemble des speedrunneureuses. Tout le monde a sa place, tout le monde est légitime.

— Des espaces médiatiques habités par des discours politiques —

Dans un tweet publié le 7 septembre 2022, l’association Games Done Quick (GDQ) qui organise des marathons caritatifs de speedruns, déclare ceci :

 

En gros, l’édition 2023 des Awesome Games Done Quick (AGDQ) ne s’est pas déroulée en Floride pour des raisons de sécurité sanitaire mais aussi pour protester contre les dispositions anti-LGBTQIA+ prises par l’État dirigé par le gouverneur républicain Ron DeSantis. Par curiosité, j’ai cherché les États—tous les marathons GDQ se déroulent aux États-Unis—dans lesquels ont eu lieu les AGDQ et les Summer Games Done Quick (SGDQ). Je n’ai pas retenu les premières éditions qui se sont déroulées dans une habitation privée. Hormis l’AGDQ 2014 (Herndon, Virginie), 2019 (Rockville, Maryland) et 2020 (Orlando, Floride), tous les autres événements—SGDQ inclus—se sont tenus dans des États démocrates. Pour autant, les trois villes présentent soit un profil démocrate (Herndon et Orlando) soit indépendant (Rockville) au moment où les marathons ont eu lieu. À noter que l’AGDQ 2014 s’est tenu quelques jours avant l’élection d’un gouverneur démocrate en Virginie. Tout ça pour dire que ce n’est sûrement pas une coïncidence si ces marathons se déroulent dans des États ou des villes démocrates.

La dimension politique de Games done Quick ne s’arrête pas simplement au lieu. Il existe une liste de jeux qui ne sont pas retenus s’ils sont soumis lors des appels à candidatures. La liste comprend les jeux déjà interdits par Twitch—ce qui est logique puisque ces marathons sont retransmis sur cette plateforme—mais aussi d’autres jeux comme la série des Five Nights at Freddy’s et Hogwarts Legacy (ainsi que l’ensemble des jeux issus de la licence de l’autrice britannique transphobe). J’insiste pour rappeler que ces jeux ne sont pas bannis comme j’ai pu souvent le lire ou l’entendre. Games done Quick est une association mais pas une fédération qui édicte les règles de ce qu’il faut speedrunner ou non. Les jeux cités restent speedrunnables et libres à celleux souhaitant le faire de continuer à y jouer en leur âme et conscience. Simplement, ces jeux ne seront pas retenus dans le cadre des marathons organisés par Games done Quick. D’autant que, de l’aveu même de l’association, cette position pourra être réévaluée concernant ces licences.

Bien que les motivations derrière le refus d’accepter ces jeux ne soient jamais réellement révélées officiellement par Games done Quick, les indices convergent vers des raisons évidemment politiques. Concernant les jeux autour du jeune sorcier et de son univers magique, la transphobie assumée de son autrice semble en être la raison principale. Concernant la série de Five Nights at Freddy’s, elle concerne son très problématique créateur qui finance des républicains radicalement anti-LGBTQIA+ dont un certain… Donald Trump. C’est le site Kotaku qui relaie cette information : https://kotaku.com/sorry-fnaf-creator-scott-cawthon-political-donations-1847095005

Cette volonté de créer un espace inclusif et safe pour les participant.e.s (runneureuses, commentateurices, spectateurices etc.) et de ne pas promouvoir des créateurices problématiques n’est pas exclusif à Games done Quick. Les marathons francophones prônent également cette approche comme SpeeDons, Interglitches ou Fast and Fabulous. Cependant, la création d’un espace inclusif et sûr se construit plus difficilement quand il est généré principalement par des hommes blancs cis (SpeeDons et Integlitches). Pour SpeeDons, il aura fallu attendre la troisième et, surtout, la quatrième édition pour lever les critiques sur le manque de représentativité. De même, la troisième édition d’Interglitches fut saluée pour son inclusivité. Il a fallu créer les conditions pour accueillir des individus bien plus vulnérables à la discrimination et nous ne pouvons qu’espérer que cela continue.

Il existe aussi des organisations proposant des marathons en non-mixité comme les Frames Fatales, les Lady Arcaders ou le collectif francophone Fast and Fabulous. Ces collectifs montrent autant la volonté de créer des endroits sûrs tout en promouvant et valorisant des participant.e.s qui ont besoin de ces espaces pour s’exprimer. La capacité à se sentir légitime n’est pas la même chez tout le monde et Fast and Fabulous, les Frames Fatales ou les Lady Arcaders participent à donner de la confiance à des runneureuses déjà exceptionnellement doué.e.s mais, comme je l’ai indiqué précédemment, plus soumis.e.s à la discrimination. Il s’agit d’ailleurs d’un discours assumé de la part des organisateurices de ces marathons, en mixité comme en non-mixité : vous êtes légitimes ! Du côté francophone, on observe même des passerelles entre les différents événements afin de promouvoir ce message d’inclusivité. Participer à Fast and Fabulous permet à des runneureuses de se convaincre de participer à Interglitches et/ou à SpeeDons. 

Quoi qu’il en soit, ces marathons sont organisés par des individus soucieux d’une meilleure représentativité, d’une meilleure inclusivité et cela se traduit dans le choix des runneureuses. En plus de faire attention à la diversité, il y a aussi une volonté de sélectionner de nouveaux profils, de renouveler les visages lors de chaque marathon. L’objectif est de concrétiser l’idée d’une pratique ouverte à toustes. Les marathons sont des vitrines pour le speedrun et restent une porte d’entrée dans la pratique d’où l’intérêt d’avoir de nouveaux visages régulièrement. Je me suis, par exemple, amusé à recueillir quelques données concernant SpeeDons—le marathon francophone de speedrun le plus important. J’ai répertorié les noms des speedrunneureuses, année par année, et j’ai fait des calculs à l’aide d’un tableur. La deuxième édition de SpeeDons compte trois-quarts de nouvelleaux participant.e.s et la troisième et quatrième édition en compte deux-tiers. Il s’agit là d’une véritable politique interne à l’organisation de ne pas célébrer des individualités mais la grande communauté du speedrun en général incarnée par des visages se renouvelant d’une année sur l’autre.

En plus des runneureuses, il y a aussi les jeux sélectionnés et la place qu’ils occupent dans un marathon. L’exemple que je trouve le plus évident est la catégorie Pride% sur Super Mario World: Luminescent (une romhack de Super Mario World) qui illustre la capacité du speedrun à prôner un discours de tolérance.

Les incroyables Senen à la manette, Bloupeuh et Jarm0u aux commentaires

Le speedrun de Senen lors de SpeeDons 4 a été l’occasion de faire passer ces messages d’inclusivité et d’acceptation de soi comme de l’autre. La run fut programmée à la fin du marathon, soit à un moment où l’audience est importante. Le message politique fut totalement prémédité et assumé, du trio sur scène au public en passant par les ambianceureuses ou MisterMV. En tant que figure importante de SpeeDons—MV participe au processus de sélection des runs—et de par sa notoriété dans l’écosystème francophone du streaming et du speedrun, son discours sur ces questions politiques est porteur. Dans une interview sur Backseat enregistré après SpeeDons 4—l’extrait sélectionné commence à 9:22—MV a déclaré ceci : 

“Jean Massiet : Il y a eu une forme de prise de parole politique dans SpeeDons, cette année, que j’ai notée du côté de la communauté LGBTQIA+. On avait des runneurs et des runneuses trans, on avait un drapeau qui était présent sur scène, est-ce que c’est quelque chose qui était voulu ? Parce que ça aussi ça peut percuter parfois l’idée qu’on se fait du jeu vidéo et du monde du jeu vidéo.

MV : L’event parle de milliards de choses mais, pour nous, c’était important de le faire parce que c’est quelque chose, entre guillemets, sur les superproductions Twitch et YouTube, où on ne communique pas beaucoup dessus. […] Une énorme majorité des candidatures qu’on avait, notamment les premières années, c’était majoritairement des mecs. Maintenant, la communauté s’est beaucoup agrandie. Dès qu’on avait des choix pour le commentaire des runs, pour certains runs où, entre guillemets, il y avait débat et compagnie… Même si on n’a pas fait de la discrimination positive à tout prix, c’était important pour nous. Il y avait clairement assez de propositions très très cools de runneuses (qui soient transgenres, non-binaires etc.) pour justement les inclure et essayer de passer ce message cool. C’est vrai que sur Luminescent—le romhack de Mario World—typiquement le collectif Fast and Fabulous est venue, il y avait des drapeaux LGBT en effet et un message. Il n’y a pas de soucis pour être la plateforme aussi de ce genre de messages.

Enfin, les marathons caritatifs sont l’occasion de récolter des dons pour des associations. Cela permet de mettre en avant certaines problématiques sociales, de santé, ou environnementales. Malheureusement, les événements récents (guerre en Ukraine, génocide palestinien, accélaration du réchauffement climatique, recul des droits des femmes, des droits LGBTQIA+ etc.) montrent l’importance de ces associations et de leurs actions sur le terrain. La mobilisation d’une communauté autour d’une récolte de dons renforce les liens sociaux entre les membres d’une communauté tout en dirigeant le marathon vers un acte et un discours politique. En d’autres termes, c’est venir combler les faiblesses ou l’abandon des différentes politiques publiques dans les domaines médicaux, sanitaires ou environnementaux. Par exemple, la récolte de dons d’Interglitches au profit de l’Institut du Cerveau souligne la nécessité d’un meilleur financement pour la recherche médicale.

— Conclusion —

La propriété collective régit une discipline dont les valeurs sont liées au progressisme et à l’égalitarisme. Le speedrun est une pratique résolument tournée vers les autres. Cette dimension s’exprime jusque dans la nature des marathons puisqu’ils servent, la plupart du temps, à récolter des dons pour des associations. Comme pour les connaissances, l’argent récolté est redistribué pour bénéficier à des gens en situation de précarité. Les marathons non-caritatifs sont souvent des moments sociaux privilégiés permettant de réunir des individus autour d’une passion commune, d’échanger des connaissances. Tous les marathons de speedrun—à leur échelle—perpétuent l’esprit de solidarité, d’entraide et de partage qui est au cœur de cette pratique.

Il y aura toujours des contre-exemples. Bien que ma réflexion reste incomplète—il me serait impossible d’être exhaustif—il me semblait important de rappeler des choses fondamentales faisant l’intérêt et la beauté du speedrun. Dans un contexte où l’extrême-droite se rapproche dangereusement du pouvoir, la pratique offre une bouffée d’oxygène bienvenue. Il ne fait aucun doute que des communautés ont un fonctionnement autoritaire ou élitiste. Il ne fait aucun doute qu’il y a des fascistes, des racistes, des transphobes, des agresseurs, des élitistes et des gens tournés vers elleux-mêmes dans l’écosystème du speedrun. L’objectif est de faire en sorte que leur idéologie dangereuse ne viennent pas polluer l’écosystème du speedrun et, plus généralement, la société. La décision de l’association Nitro Speedrun de ne pas restreamer l’European Speedrunner Assembly Summer 2024 cette année va en ce sens : ne pas promouvoir des événements ou des personnes problématiques.

Par une lecture politique du speedrun, j’apporte des éléments de réponse sur la nature du speedrun et ses caractéristiques. Mon objectif est d’en permettre une meilleure compréhension. Je souligne aussi les limites de ma réflexion qui reste biaisée mais, malgré tout, sourcée et documentée pour être le plus neutre et objectif possible.

Time!

— Bibliographie —

BARBIER, Benjamin. 2016. Le processus de patrimonialisation des cultures populaires à l’ère numérique : le cas du jeu vidéo.

BARNABÉ, Fanny. 2016. Le speedrun : pratique compétitive, ludique ou créative ? Trajectoire d’un détournement de jeu vidéo institué en nouveau game.

BARNABÉ, Fanny. 2017. Rhétorique du détournement vidéoludique : le cas de Pokémon.

COOK, Lucas & DUNCAN, Sean. 2016. “Any% No Sketch Glitch”: Speedrunning Final Fantasy VI and Expanding “Well Played”.

KOZIEL, Eric. 2019. Speedrun Science : A Long Guide to Short Playthroughs.

LOWOOD, Henry. 2006. High-performance play: The Making of machinima.

NEWMAN, James. 2008. Playing with videogames.

NEWMAN, James. 2019. Wrong Warping, Sequence Breaking, and Running through Code: Systemic Contiguity and Narrative Architecture in The Legend of Zelda: Ocarina of Time Any% Speedrun.

SCHMALZER, Madison. 2022. Transition Games: Speedrunning Gender.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Sacha Bernard (17 juillet 2024). Les imaginaires politiques du speedrun : doit-on politiser le fait d’aller vite dans un jeu vidéo ? (Oui). Blog-Assisted Research. Consulté le 12 juin 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/133ai


Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

This site uses Akismet to reduce spam. Learn how your comment data is processed.